Réélection de Kaïs Saïd en Tunisie : une issue sans surprise

À l’issue des élections du dimanche 06 octobre, la Haute Autorité Indépendante pour les élections a déclaré Kaïs Saïd vainqueur des élections avec « 2 438 954 voix soit  90,69 % des suffrages exprimés ». Après un premier mandat marqué des restrictions graves des libertés individuelles jugées « inadmissibles » par plusieurs ONGs et Organisations internationales ainsi que l’emprisonnement de plusieurs de ses adversaires politiques notamment l'homme d'affaires Ayachi Zammel (qui a obtenu 7,4 % des voix lors des élections), la réélection du président Kaïs Saïd est sans surprise. 


À l’origine, un Kaïs Saïd « réformateur »  


Comprendre le présent sans faire un saut dans le passé apparaît à bien des égards comme une tentative vouée à l’échec. Un devoir de mémoire s’impose ainsi à nous afin de saisir le contexte géopolitique tunisien et la figure de Kaïs Saïd surnommé « Robocop » lors des élections de 2019 pour ses allures de justiciers. En effet, cette année-là, la Tunisie, berceau du Printemps arabe, était en pleine crise de confiance vis-à-vis de sa classe politique. 


Au regard de la situation économique préoccupante du pays : chômage élevé, inflation galopante et inégalités croissantes, les  partis politiques traditionnels, Ennahdha et Nidaa Tounes en tête, avaient perdu de leur popularité. Les Tunisiens voyaient en eux des organisations corrompues, davantage préoccupées par la préservation de leur pouvoir que par la mise en place de réformes efficaces. Kaïs Saïed, professeur de droit constitutionnel, outsider sans affiliation politique et avec un discours centré sur la moralité, la justice sociale et l’intégrité, avait su alors capter l’attention de l’électorat. 


Son slogan, « Le peuple veut », inspiré des slogans de la révolution de 2011, résonnait profondément auprès des citoyens tunisiens. Avec 73 % des voix au second tour, face à Nabil Karoui, il remporte ainsi les élections de 2019 et devient pour le peuple tunisien un « réformateur » porteur d’espoir et de changement.


Une première mandature aux allures dictatoriales 


Dès son arrivée au pouvoir, Kaïs Saïed s’est employé à renforcer son image de président proche du peuple. Toutefois, ses premières années de mandat ont été marquées par plusieurs décisions qui ont suscité la controverse et les critiques, tant en Tunisie qu’à l’étranger.


En juillet 2021, Kaïs Saïed a suspendu le parlement et limogé le Premier ministre Hicham Mechichi. Invoquant l’article 80 de la constitution qui permet au pouvoir de prendre des mesures exceptionnelles en cas de « danger imminent », il s’octroie plusieurs pouvoirs et fait place à la dérive des institutions. Si plusieurs juristes considèrent cette action comme une mascarade juridique et un coup d’état institutionnel, pour ces partisans c’est la nécessité de rompre avec un système politique inefficace paralysé par les querelles partisanes qui justifie l’acte du « réformateur ».

Une seconde mandature, preuve d’un soutien populaire constant ? 


Malgré les critiques et dérives mises en lumière plus haut et le faible taux de participation à ces élections (28,8%) la réélection de Kaïs Saïed en 2024 ne constitue pas une surprise. En effet, deux facteurs semblent être la clé de voûte de la victoire du « réformateur » considéré comme l’un des plus habiles stratèges politiques de son époque. En premier lieu, un processus de déstabilisation de l’opposition. Depuis son arrivée au pouvoir, le président Saïd a procédé à plusieurs arrestations ciblées notamment de personnes pouvant valablement constituer un contrepoids pour lui sur la scène politique. C’est le cas de  Rached Ghannouchi, leader d’Ennahdha, visé plusieurs fois par des enquêtes judiciaires mais également de nombreux membres influents de son parti contraint à l’exil.


En second lieu, un discours populiste efficace. Kaïs Saïed depuis son entrée dans l’arène politique a su mobiliser et faire assimiler aux populations tunisiennes un discours centré sur la souveraineté du peuple et la lutte contre la corruption. Un discours qui trouve un écho particulier dans une société où de nombreux citoyens se sentent abandonnés par les institutions. Kaïs Saïed a souvent utilisé des termes comme « traîtres » ou « comploteurs » pour désigner ses opposants, renforçant ainsi son image de leader « fort et intransigeant ». N’étant affilié à aucun parti politique et ne se réclamant d’aucun parti politique, il a forgé chez la masse populaire, sa réputation du président non lié à l’élite traditionnelle et au parti traditionnels tels que Ennadha qui perd de plus en plus sa popularité. D’ailleurs, leur incapacité aujourd’hui prouvée à proposer une alternative crédible à Kaïs Saïed a renforcé sa position. Ces propos d’un électeur tunisien auprès du magazine Jeune Afrique avant les élections en sont d’ailleurs l’illustration « Nous n’avons plus confiance en ces partis qui n’ont fait que se diviser et se battre pour le pouvoir. Saïed, au moins, est intègre et ne fait pas partie de ce système corrompu ». 


Si la déception du peuple tunisien perçu par sa faible participation aux élections et par le choix de Kaïs Saïd peut être comprise, sa réélection n’en demeure pas moins un obstacle pour l’avenir de la démocratie tunisienne. 


 Les implications pour la démocratie tunisienne


L'une des principales préoccupations concernant la présidence de Kaïs Saïed est la concentration croissante des pouvoirs entre ses mains. Cette concentration des pouvoirs risquerait de limiter encore plus la participation citoyenne et de réduire l’espace pour les oppositions politiques. Les décisions de Kaïs Saïed ont également soulevé des inquiétudes quant à la liberté d’expression en Tunisie. Plusieurs journalistes et activistes ont été arrêtés ou intimidés pour avoir critiqué le président ou ses décisions. Ce fut le cas en mars 2023 du  journaliste tunisien, Khalil El Khalsi, arrêté  après avoir dénoncé les dérives autoritaires du régime Saïed. C’est aussi le cas de l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani condamnée à huit mois de prison et qui fait l’objet d’un nouveau mandat de dépôt de la chambre pénale du tribunal de première instance de Tunis depuis le 10 octobre. 


Bien que réélu avec une majorité confortable, Kaïs Saïed pourrait faire  face à des défis majeurs dans les années à venir en considération des mouvements contestataires et de libération qui gagnent le continent ces dernières années.


Previous
Previous

L'intégration des langues africaines dans le système éducatif : entre espoir et défis

Next
Next

L'innovation technologique en Afrique et le développement économique : le cas du Sénégal et de la Côte d'Ivoire